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Dans L’Orient-Le Jour/OLJ par Fida Khalifé Absi, le 04 janvier 2022 à 00h00
Berlin, 1923. La légende veut qu’un an avant sa mort, Franz Kafka, affaibli par la maladie et désenchanté par ses écrits, se promène dans un parc au coeur de la capitale allemande. Il rencontre une petite fille en sanglots. Les lèvres tremblotantes, elle lui révèle dans un murmure qu’elle a perdu sa poupée. Aussitôt, ils partent ensemble à la recherche de la poupée. En vain.
D’après la célèbre histoire reprise par plusieurs romanciers, l’écrivain qui avait perdu l’inspiration depuis quelque temps, sonde son imagination et avoue à la petite fille que sa poupée est partie en voyage en lui laissant une lettre.
– Une lettre ? demande la gamine, les yeux ronds de surprise.
– Oh oui ! répond Kafka dans un sourire. Je te donne rendez-vous ici, au parc, demain à la même heure, pour te la remettre.
Kafka ravive sa plume le soir même pour rédiger la lettre. Sa muse venait de réapparaître sous la forme d’une enfant, ou l’ombre fictive d’une poupée, sous les feuillages d’un parc berlinois. Lui que le goût d’écrire avait déserté sent renaître en lui la passion de la narration.
Le lendemain, la fillette l’attend, impatiente. Il lui lit le papier écrit par sa poupée dans lequel cette dernière lui annonce qu’elle est partie à la découverte du monde. « Sèche tes larmes. Chaque jour, je t’enverrai une lettre pour te raconter mes aventures », lui dit sa poupée, sous la plume de Kafka.
Au fil des lettres imaginaires, le regard de la fille s’illumine. Jour après jour, sur les sentiers boisés du parc, à l’ombre des grands hêtres, l’écrivain relate à l’enfant les péripéties de sa poupée chérie qui parcourait la planète en quête de nouvelles expériences et de découvertes.
Puis un jour, sous les rayons timides du soleil qui traversent les branchages, un homme à l’allure frêle et une petite fille s’assoient sur un banc. Kafka remet à l’enfant une nouvelle poupée qui ne ressemble en rien à celle qu’elle a égarée et une ultime lettre dans laquelle cette dernière lui explique qu’elle est rentrée à Berlin mais que son tour du monde l’avait changée. La fille la serre fort dans ses petits bras et l’emporte avec un grand sourire…
Les années s’égrènent. La petite fille devient adulte. Un matin de pluie, elle trouve un bout de papier dissimulé dans la poupée. Signée par Kafka, une phrase : « Tout ce que tu aimes sera probablement perdu, mais à la fin, l’amour reviendra d’une autre façon. »
Une année s’achève, une nouvelle s’entame. Nous laissons derrière nous un an plus douloureux que joyeux. Nous laissons des jours qui nous ont mis à genoux, dans un Liban qui a courbé l’échine sous le poids des circonstances difficiles. Nous laissons nos histoires personnelles, chacun avec son propre lot de déceptions et d’illusions. Les êtres chers que nous avons perdus ; les amis proches qui sont partis vers des horizons lointains. Nous laissons nos moments d’échec et de désespoir, nos rêves brisés et nos actes manqués. Les éternels jours d’incertitude où nous nous sentons perdus entre la peur du changement et la rage de vivre. Et ces longues nuits d’insomnie où rien n’est plus présent que le passé, où l’avenir semble plus incertain que jamais.
« Tous les chagrins sont supportables si on en fait une histoire. » Faisons de ces chagrins une nouvelle histoire. Un nouveau départ. La réalité est le récit que nous nous racontons. Essayons de la réécrire sous un autre angle, une nouvelle perspective. Faisons du changement un tremplin vers un avenir plus serein.
Dans le froid de cet hiver, gardons le printemps à l’esprit. Le printemps revient toujours. En douceur. Sans feux d’artifice. Comme le bonheur.
Photo: Garden Path, toile de Tom Young