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Dans Ici Beyrouth par Fida Khalifé, le 5 janvier 2024 à 10:52
C’est une traversée du désert. Ce fut ma première pensée ce matin. Toute la nuit, je m’étais réveillée en sursaut, la bouche sèche, le palais assoiffé. En proie à la panique, j’essayais de me convaincre que le sort serait assez clément pour repérer une oasis dans les parages. Mon corps épuisé refusait de s’assoupir, de s’abandonner dans les bras de Morphée. Mon cerveau tourbillonnait à cent à l’heure. Mes doigts ne parvenaient pas à traduire sur ordinateur les émotions qui me parcouraient. Mon encrier était sec.
Cela faisait quelques jours que je fixais une page blanche sur mon écran, incapable d’y accoucher d’un seul mot. Tout ce que je voulais, c’était m’emmurer dans le silence. Mon être avait besoin d’écouter le silence, de s’y fondre. Mais ce soir, mes doigts ont fini par abdiquer, par lâcher prise. Et le flot s’est déversé. Parfois, il faut savoir suivre le flot. Se laisser emporter par le courant vers une destination encore inconnue. Parfois, il faut avoir juste un grain de foi pour fermer les yeux dans le noir, arrêter d’ouvrir grand les paupières pour essayer de voir, de mieux voir, de comprendre le pourquoi, le comment des choses. Se laisser guider dans l’obscurité en tâtonnant, en titubant, en se cognant les genoux, la tête, les coudes. Tomber et se relever. Reprendre l’exploration de l’obscurité jusqu’à ce que les pupilles s’y accommodent, jusqu’à ce que les doigts reconnaissent les repères, d’abord hésitants puis plus confiants. Savoir écouter les battements du cœur, fous dans leur course effrénée, pour devenir plus réguliers avec les jours qui passent.
Parfois, il faut savoir accepter la vie telle qu’elle vient, qu’elle annonce le printemps ou l’hiver. Faire taire les angoisses du lendemain, les peurs de l’inconnu. Mettre en sourdine les rêves chimériques, cesser de bâtir des châteaux de sable. Vivre le jour tel qu’il se présente. Sans trop analyser, ou prédire, ou imaginer. Sans commémorer le passé non plus. Juste avancer à pas feutrés comme on avance tout doucement dans l’eau. Enfoncer d’abord les pieds dans le sable chaud, puis laisser l’écume caresser les chevilles pour remonter tout le long des mollets, des genoux, des cuisses. Avancer dans l’eau sans accorder la moindre attention à sa température, à la morsure du froid qui brûle la peau, affaisser le corps sans résistance, plonger la tête sous la surface, jusqu’à ce que les cheveux trempés s’alourdissent et effleurent les hanches. S’allonger enfin sur le dos, les bras ballants, les pieds joints, et permettre à tout ce corps inerte de monter et de descendre, puis remonter et redescendre au rythme des vagues.
C’est d’une extrême complexité émotionnelle, c’est d’un courage aveugle, de donner l’autorisation aux vagues, souvent houleuses, de prendre le dessus, le contrôle du corps, voire de l’âme, de fendre l’océan avec tout son être à la proue. C’est presque un art ineffable de lâcher le gouvernail du navire en pleine tempête, guidé par une foi, pas toujours inébranlable, souvent vacillante, en espérant que le destin, la providence, l’univers seront miséricordieux dans leurs voies impénétrables.
Surtout ne pas s’endurcir face aux intempéries. Plutôt adoucir le cœur. L’ouvrir encore plus. Devenir plus humain, se libérer de l’égo. Tendre la main, toucher les autres avec compassion, avec tendresse, parce que chacun souffre à sa manière, parce que chacun garde en soi un enfant qui craint l’inconnu, accroché à l’existence ici-bas. Aimer jusqu’aux larmes, aimer depuis les tréfonds du cœur, du corps, de l’âme. S’illuminer de cet amour inné qui habite en soi, enseveli parfois sous une épaisse couche du passé ou dans les pans d’un avenir redouté, et l’offrir sans contrepartie pour que son expansion soit exponentielle. Pour que la vie ait enfin un sens. Pour que le bonheur soit un acte vivant, palpable, ressenti depuis les pores, et non une quête imaginée sans fin, revisitée à chaque Nouvel An comme un éternel refrain.
Photo: toile de Nicolas Baaklini