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Fida Khalifé, le 20 avril 2024
La voix m’a appelée en pleine nuit. Il était trois heures du matin. La musique avait déjà tiré sa révérence depuis la rue d’en bas qui flambait les samedis soir. La maison était plongée dans un silence solennel. Je ne voulais pas quitter la chaleur de mon lit. Mais la voix est montée d’un cran. Elle allait crescendo depuis mes entrailles pour finir en bourdonnement dans mes tympans. Ma muse était pressante. À contrecœur, mes orteils ont touché le parquet froid et mon corps frissonnant s’est dirigé vers le salon pour chercher mon ordinateur. J’avais des mots à dire. Des mots qui volaient mon sommeil. Des mots cachés au fond de mon inconscient et qui peinaient à se manifester. Ils faisaient un vacarme fou dans ma tête, comme un prisonnier qui tentait de défoncer la porte de sa cellule, pour sortir vers la liberté. Ou peut-être juste pour prendre un peu d’air. Et revenir s’allonger dans l’étroitesse de son espace pour rêver. Les mots étaient en désordre. Ils n’avaient pas de suite logique. Ni d’introduction ni de conclusion. Le corps du sujet était le mien.
J’ai laissé mes doigts danser sur le clavier sans permettre à mes réflexions de se faire belles avant de sortir. Je ne voulais pas les maquiller, ni les habiller pour la sortie du lendemain, les « endimancher ». Quel drôle de verbe ! Elles voulaient rester nues, crues, au risque de choquer les esprits fermés. Et se promener dehors en se déhanchant, la tête haute, sans se soucier du regard d’autrui. Elles voulaient se sentir vivantes dans la brise printanière. Elles allaient d’ailleurs mourir dans la cachette de mon cerveau. Seules. Invisibles. Muettes. Non-entendues. Elles voulaient oser faire le show. Dans une société étiquetée, gantée, écrasante de préjugés. Et rire des réactions. Crier que la vie n’était qu’un show. Un spectacle tragicomique. Sarcastique. Mais qu’il fallait quand même beaucoup en rire. La prendre à la légère, danser avec elle, encore une fois, peut-être la dernière, qui sait. Impitoyable, elle menait toujours la danse. Alors il fallait mieux la laisser guider le pas. De toute façon, c’était toujours elle qui choisissait le style, la cadence, le tempo. Cette vie fofolle qui me faisait tournoyer jusqu’au vertige, puis valser telle une lady, doucement, tendrement. Ou aussi m’entraîner vers la sensualité du tango argentin pour finir tragiquement une fois que la musique s’arrêtait et que la lumière s’éteignait.
Les jours du mois dernier se défilaient en vrac devant mes yeux. Sans début ni fin, dans une juxtaposition d’images qui se succédaient à mesure que mon corps tournoyait dans la danse vertigineuse. J’avais l’impression d’être sur scène, les projecteurs braqués sur la mouvance de ma silhouette. Cela me faisait penser aux mouvements des soufis qui tournaient en cercle, la tête rejetée en arrière, les bras ouverts en offrande au ciel, ou plutôt en guise de gratitude pour la grâce d’être en vie et de faire partie de la création. La tristesse qui adoucissait mon cœur enlaçait la métamorphose qui s’opérait en moi, jour après jour, sans que je le réalisais. J’avais fait un long chemin ces dernières années. L’hiver renferme toujours des nuits chaudes quand le cœur l’est aussi. Ah ce cœur ! Il pensait avec la tête auparavant. La douleur, la peur, le chagrin partaient depuis le plexus solaire et poussaient le cœur vers le haut du corps.
Seul le mental résistait au changement. Mais petit à petit, jour après jour, j’ai fait mon travail, j’ai fait mon temps dans la cellule, où j’ai appris à ouvrir mon cœur en montrant ma vulnérabilité. Je l’ai fait avec courage. Alors j’ai compris comment un cœur pouvait penser avec le corps, telle une rose qui s’éclorait à l’orée du printemps, une fois que ses pétales s’abandonnaient à la rosée matinale. J’ai appris comment ressentir ma sensibilité de la tête jusqu’au bout des pieds et l’accueillir avec douceur. Comment baisser la garde, déposer les armes. Revenir à moi-même, à mon essence, à mon authenticité, à mon énergie féminine. Abdiquer, relâcher le côté combattif, s’est avéré être une révélation. Quel soulagement de se défaire de cette énergie masculine que l’on vous fait porter depuis votre plus jeune âge pour réussir dans la vie, dans cette course vers l’excellence, dans le monde impitoyable des carrières, dans la lutte féministe notamment dans les sociétés orientales et machistes ! Quelle sensation libératrice quand on accueille la femme en soi, dans sa douceur, sa tendresse, sa féminité ! Quelle force aussi et quel courage, tout en sachant que la vulnérabilité pouvait aussi être manipulée, décriée ou méprise pour de la faiblesse !
Mais tant pis. La liberté, c’est l’affranchissement de soi, l’épanouissement dans l’amour que l’on incarne soi-même. C’est un amour qui émane de l’intérieur telle une lumière qui jaillit depuis le tréfonds de l’âme et qui inonde le corps entier. C’est une exploration inestimable, une sensation ineffable. Comme lorsqu’on grimpe les flancs raides d’une montagne gigantesque et qu’on arrive au sommet pour admirer le paysage beau à couper le souffle qui s’étend à ses pieds. Lorsque qu’on réalise soudain que la félicité ne réside pas dans cet instant, mais surtout dans celui où l’on a compris en plein chemin, en plein effort, quand on montait le sentier escarpé, les larmes au coin des yeux, la sueur perlant sur le front, taraudé par l’envie de rebrousser chemin, que le secret était de déposer le sac à dos plein de cailloux inutiles que l’on portait tout au long du trajet. Quand on comprend que ce fardeau était infligé par soi et qu’il suffisait de le vider par terre pour poursuivre la montée. Quand on prend pleinement conscience que même si l’on ne voyait en face de soi que rochers, ronces et embûches, la vue serait imprenable au sommet, parce que la perspective serait différente. Là, on pourrait aussi prendre une pause pour siroter du vin chaud autour d’un feu impromptu, à la belle étoile. Avant de reprendre la route vers de nouvelles aventures, le cœur affranchi, prêt à être émerveillé par l’univers, comme le regard d’un enfant fasciné par la voie lactée.
Photo: toile de Hrair Diarbekirian, Let’s tango