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Dans L’Orient-Le Jour/OLJ par Fida Khalifé Absi, le 28 juillet 2021 à 00h00
La vie ne tient qu’à un fil. Un fil fragile arraché parfois par une détonation. Une double explosion. Un carnage. La destruction d’une ville entière. Des corps déchiquetés, pulvérisés en mille morceaux, tels des atomes perdus dans la poussière de l’univers, à qui les familles endeuillées n’ont pu faire leurs adieux. Des âmes hagardes qui ont perdu le sens de leur vie. Elles errent comme des fantômes dans les ruelles obscures de l’inconscient, sur les trottoirs d’une capitale qui ne sourit plus.
Un an depuis ce 4 août 2020 fatidique. Un jour. Une heure. Une minute. Le temps reste figé depuis, telle une épée de Damoclès suspendue au-dessus de la ville. Rien n’a changé. A part quelques immeubles reconstruits grâce aux donations étrangères, grâce aux efforts des organismes humanitaires et des jeunes volontaires.
Beyrouth ne s’est pas encore relevée.
Beyrouth a ouvert les yeux et observe passivement l’agitation fébrile qui habite ses quartiers. Elle écoute la musique qui secoue ses soirées, qui blesse ses tympans. Ses pupilles se dilatent en voyant l’interminable file de voitures en quête d’essence. Son regard s’éteint dans la noirceur des trottoirs non éclairés où dorment en nombre croissant les sans-abris. Les sans-pays.
Beyrouth voudrait rester allongée sur le sol. Inerte. Apathique. Elle voudrait fuir le bruit des battements de son cœur. Elle ne le comprend pas. Pour qui, pour quoi continue-t-il de battre, ce cœur obstiné ? Mais qu’il arrête bon sang ! Il lui casse les oreilles. Elle ne supporte plus le bruit. Ça lui rappelle les cris de douleur des gens ensanglantés, des enfants qui ont vu leurs parents mourir sous leurs yeux, sans pouvoir les sauver, des mères dont les nourrissons ont été vidés de leur sang à l’entrée des urgences débordées, des hommes qui ont perdu leurs fiancées, des familles entières ensevelies sous les décombres de leurs propres immeubles.
Pour qui, pour quoi se relever ? Pour faire face à quelle réalité ? A quelle folie ? Celle des survivants qui n’arrivent pas à revivre avant que justice soit faite ? Celle d’une nation dont le passé, le présent et l’avenir ploient sous le joug de l’impunité, de la corruption et de l’incompétence ? Celle d’un pays qui régurgite ses propres choix, qui vomit les restes infects des politiques chaotiques dont on l’a gavé ? Celle d’un peuple qui noie son désespoir dans l’alcool des soirées extravagantes qu’il paie sans en avoir les moyens ? Celle d’une génération emprisonnée dans sa propre patrie, par sa propre partie, et qui assiste impuissante à l’évaporation de son futur ? La folie de tout un pays, de tout un peuple qui va à la dérive, au naufrage, dans un acte de suicide collectif ?
Non, décidément, Beyrouth ne veut pas se relever. La colère bouille en elle. Elle monte par vagues du fond de ses entrailles et se propage dans tout son corps. Dans chaque cellule. Non. Laissez-moi m’éteindre seule, se dit Beyrouth. Dignement. Loin de votre démence, de votre hypocrisie, de votre criminalité, de votre injustice. Laissez-moi par terre, sur ce sol qui aurait pu regorger d’or et de trésors, si vous aviez su le conserver, si vous aviez su le féconder, si vous aviez su l’aimer. Il aurait suffi que vous l’aimiez. Que vous m’aimiez. Mais vos rancunes, votre arrivisme, votre cupidité et votre négligence ont planté un poignard droit dans mon cœur.
Me voici maintenant, moi Beyrouth, jadis si fière, gisant sur le trottoir, face au port, dans la mare de mon propre sang. Et vous passez près de moi, sans même me voir, confortables dans votre indifférence.
Photo: Port de Beyrouth, toile de Tom Young