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Dans Ici Beyrouth par Fida Khalifé, le 13 février 2022 à 13:33
À Byblos, une femme et un homme déjeunent face à la mer, un mercredi ensoleillé en plein février. Février, le mois de l’amour, rien de plus cliché.
Le soleil est chaud à cette heure de la journée. Il darde ses rayons sur leur table et fait briller l’éclat qui danse dans leurs prunelles. Leurs regards échangés se font plus tendres, ils sourient en silence. Le silence les comprend. Il suspend le temps.
Depuis quand l’amour est-il devenu un cliché, une banalité? Depuis que la Saint-Valentin l’a réduit à un échange de cadeaux, à de la lingerie en polyester, à une concurrence de publicités et de vœux à la guimauve sur les réseaux sociaux? Ou depuis que la société a décidé, un brin désabusée, que les sentiments étaient désormais démodés, qu’il était puéril de croire à l’amour, et mièvre d’ouvrir son cœur?
Il lui caresse les doigts, penche la tête de côté, lui murmure des paroles pudiques, la couvant d’un regard qui ne l’est pas. Un sourire se dessine sur les lèvres de la femme. Un sourire grand, clair, un rien timide. Un sourire qui trahit la tendresse qui la submerge et le désir qui naît dans son ventre.
Ils sont dans leur bulle; dans ce halo qui combine amour et amitié, tendresse et désir, force et fragilité. Ils sont en retrait du monde réel comme s’ils voulaient protéger leur intimité des stéréotypes modernes, et transformer leur univers en une réserve naturelle, à une époque où ce qu’ils vivent est en voie de disparition. Selon Marguerite Duras, « écrire, c’est aussi ne pas parler. C’est se taire. C’est hurler sans bruit. » Tout comme aimer. Ils hurlent sans bruit leurs émotions. Ils n’entendent même pas les cris stridents des mouettes, le bruit que font leurs ailes quand elles fouettent les vagues de la Méditerranée. Ils n’entendent que la musique de cette sensation excitante qui bat au fond de leurs entrailles, cette preuve de vie qui les prend au dépourvu.
C’est naïf, l’amour? S’il ne l’était pas, que serait-il alors? De la manipulation, des faux-semblants? Un simple jeu de séduction et une collection de conquêtes? À une époque où le narcissisme et l’égocentrisme sont dernier cri, qui oserait encore afficher son penchant pour celle ou celui qui le fait vibrer? Et risquer d’être pris pour un faible, pour un mou? Qui a encore le courage de se laisser séduire, de tomber amoureux, de révéler le fin fond de sa pensée? Ou l’audace de mettre son cœur et son corps à nu? Dans une société de consommation qui favorise les plaisirs instantanés le temps d’une nuit, ou de quelques heures volées en plein mutisme, et qui frappe le romantisme d’ostracisme, l’amour existe-t-il encore? L’amour au sens propre du terme, ce mélange de sentiments nus et de désir cru, de mystère et de transparence, de puissance et de vulnérabilité.
Au bord de la mer, un homme et une femme se font face. Ils font face à leurs peurs comme à leurs espoirs. Ils se laissent traverser par la passion, tels deux goélands qui fendent le ciel. Ils n’ont pas peur de l’inconnu. Ils se laissent aller, chacun à ses rêves, chacun dans son monde. Ensemble dans leur bulle.
Photo: toile de Rajaa Paixão, drifters (diptych), ca. 1998, gouache sur papier aquarelle