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Dans Ici Beyrouth par Fida Khalifé, le 27 novembre 2021 à 10:34
Otages, nous le sommes. Dans le fond comme dans la forme. Nous marchons désormais dans la rue, le dos courbé, la tête baissée, les bras ballants. Nous avons perdu le sourire, ce fameux sourire que nous arborions partout, même en parlant à des inconnus et qui épatait les étrangers. Ce sourire insolent et fier qui déjouait la détresse. Nous avons perdu l’étincelle qui brillait dans notre regard, cette rage de vivre parsemée de curiosité et de malice. Nos prunelles ont pris la couleur du vide, habitées par toutes les peurs du monde, hantées par les fantômes du quotidien et les obsessions du lendemain.
Nous marchons dans la rue en cohortes hagardes. Nous sommes affamés, mais nous avons perdu l’appétit. Nous sommes perdus, mais nous connaissons le chemin. Nous l’avons retenu par cœur, ce chemin. C’est le même sentier battu et rebattu par le même peuple depuis des siècles. Les mêmes monts et précipices, combats et causes. Les guerres fratricides qui se répètent en cycles. Qui reprennent à chaque tournant de notre histoire, avec les mêmes instigateurs régionaux et acteurs locaux, ces visages identiques sous des masques différents. Les masques de nos geôliers qui alimentent nos cauchemars durant les nuits insomniaques que nous passons à la lueur des bougies, sur fond des pleurs des enfants qui ne comprennent pas le pourquoi de leur désarroi.
Oui, c’est le cri le plus déchirant, celui de nos enfants, qu’ils soient nourrissons ou adolescents. Ils ont perdu leurs repères dans un pays qu’ils n’arrivent pas à comprendre dans leur innocence. Ils sont dépassés par la vitesse vertigineuse du train qui les entraîne sur des montagnes russes interminables. Dans leur mémoire journalière défile une liste de mots compliqués, qui résonnent comme des chansons funestes : crise financière et sanitaire, famine, froid et confinement, mort des patients faute de traitement, disparition de la classe moyenne… Sous leur regard, se confondent scènes de fêtes d’anniversaire et sorties entre amis avec les champs de bataille en pleine ville, dans la rue en bas de leurs écoles, où le rouge du sang versé contraste avec le noir des uniformes armés, où se confrontent idéologies et intérêts, cumul d’un bagage lourd de conflits communautaires et identitaires. Les voici aujourd’hui, dans l’antichambre du passé, qui n’a cessé de pourchasser leurs parents et grands-parents.
Comment expliquer à nos enfants que le fait de chavirer du jour au lendemain, de la joie de vivre au désespoir, des soirées dansantes aux combats armés, de l’insouciance à l’horreur, est la marque déposée du quotidien libanais ? Comment justifier à des adolescents nos rêves étroits alors qu’ils rêvent d’ailleurs, de technologie et d’exploits ? Comment les aider à déchiffrer la complexité de la mosaïque sociopolitique, quand nous ne parvenons pas à le faire nous-mêmes ?
Comment préserver leur santé mentale après avoir assisté à une révolution populaire pleine d’espoir et de changement, suivie d’un effondrement économique et financier qui a déstabilisé leur mode de vie – devenu « mode survie » – et sapé le pouvoir d’achat de leurs parents, jusqu’à une abdication totale du peuple ?
Comment convaincre nos écoliers de rester attachés à leur patrie, quand ils entendent durant les cours d’éducation civique les affrontements violents et sanglants déchirer leurs tympans ? Quand nous prêchons la convivialité et la tolérance dans une société où le déséquilibre dans l’armement comme dans l’enrichissemt fait la loi ?
Comment nous disculper à leurs yeux, quand nous avons abandonné la lutte parce qu’un peuple désespéré, qui a perdu tout espoir de changement, ne peut plus se révolter ? Quand nous sommes pleinement conscients que, dans un instinct de survie, nous aimons notre prison et que certains de nous continuent d’acclamer leurs geôliers ? Et que ce syndrome de Stockholm, assorti de notre cocktail de résignation et de résilience, devient le syndrome de Beyrouth ?
Comment expliquer à une génération idéaliste et ambitieuse, qui rêve de mettre les voiles, que nous restons un peuple menotté qui lève les yeux vers les étoiles ?