Getting your Trinity Audio player ready...
|
Dans L’Orient-Le Jour/OLJ par Fida Khalifé Absi, le 19 mai 2021 à 00h00
La vie reprend son cours. Progressivement. Lentement. Mais rien n’est comme avant. Elle n’est plus ce long fleuve tranquille. Ou plutôt elle ne l’a jamais été. Du moins pas au Liban. La vie professionnelle et sociale, l’activité commerciale et économique, les sports et les loisirs ont graduellement repris. Les réunions virtuelles ont baissé au profit d’un retour au face-à-face masqué. Nous voilà sortis de notre cocon, de l’assignation à domicile imposée par le virus ambulant. Nous en avions tellement rêvé après plus d’un an d’exil social, de psychose face à la pandémie, d’alternance entre confinement et déconfinement, de « meetings Zoom », de déprime. Nous avions passé des mois à fantasmer sur la monotonie des jours ordinaires d’avant-corona, des déjeuners interminables avec la famille élargie, des « overtime » au bureau, des sorties entre amis, des « sunsets » en bord de mer…
Nous voilà enfin quasi libérés. Dehors. Mais cette libération a un arrière-goût d’amertume. Elle ne s’est pas faite en douce. Loin de là. Comme un projectile, nous avons été brutalement lancés contre une réalité violente. Cruelle. Une pilule dure à avaler, dans un pays où rien ne va, surtout économiquement, du moins pour la plupart, excepté les détenteurs de « fresh dollars ». Dans un pays qui demeure géopolitiquement la scène de cette guerre pour les autres, si bien décrite par feu Ghassan Tuéni, tantôt froide tantôt embrasée. Dans une nation où les disparités socio-économiques s’aggravent, où la classe moyenne est désormais inexistante, où l’écrasante majorité de la population, aux dépôts bancaires kidnappés, peine à payer les nécessités d’une vie indécente. Dans une société qui a perdu la joie de vivre, qui a été si longtemps emprisonnée au foyer qu’elle y a finalement pris goût. Une société qui sait encore faire la fête mais qui n’est pas en fête, ni dans le cœur ni dans la tête. À quoi bon rire, danser, sortir ? Pour célébrer qui et quoi ? Pour rentrer en fin de soirée avec cette impression bizarre, cette sensation de vide incompréhensible, après des retrouvailles si attendues avec les proches et les amis placés sous le signe de la distanciation sociale, où tels des adolescents timides et maladroits, nous hésitions à nous approcher les uns des autres après des mois d’absence physique, où la discussion était aussi morose que la situation du pays ?
Est-ce que ce sont les séquelles de la pandémie, les symptômes du syndrome de Beyrouth, ou la malédiction libanaise qui nous rendent désemparés, abattus, épuisés d’être positifs quand le cœur n’y est plus, quand la réalité tout autour est si obscure que nous avons parfois honte d’être souriants et d’afficher des moments d’insouciance, quand l’optimisme prend une allure déplacée face à la misère, à la déprime générale ?
Avions-nous ce même trou au fond du cœur dans le passé quand la guerre battait son plein, quand il pleuvait des obus ? L’air était-il aussi irrespirable quand l’odeur de canon et de sang enflammait les narines ? Serons-nous à jamais les victimes de cette malédiction ancestrale, les héritiers de l’histoire d’une nation qui a enchaîné guerres, souffrances et privations, qui a courbé l’échine sous les mandats, les tutelles, les marchés entre superpuissances ? Viendra-t-il ce jour où nous nous sentirons guéris de ce malaise qui nous poursuit de génération en génération, où nous nous sentirons enfin « normaux », des citoyens à part entière ? Retrouverons-nous bientôt les raisons de vivre, la liberté de savourer ces petits riens qui font le bonheur, dans un Liban qui aura cessé d’être une arène pour les autres ?
Photo: Rue à Rmeil, Beyrouth, aquarelle de Antoine Matar