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Dans Ici Beyrouth par Fida Khalifé, le 7 janvier 2023 à 12:00
La vie est faite de petites choses. De si petites choses qui contiennent parfois tout notre bonheur.
Elle est faite de moments, soit éphémères, soit qui durent des années, et la petite voix en moi sait déjà que je ne pourrai peut-être pas les revivre, ou que je n’en aurai plus tout simplement envie. Alors, je les bois passionnément, goulûment, je m’en repais jusqu’à la dernière gorgée, j’en remplis mon corps et mon âme, sentant la vie pénétrer en grande pompe dans mes pores, le sang chaud coulant dans mes veines. Je me concentre sur l’intensité du présent que je vis, pour chasser toute angoisse qui risquerait de le gâcher, qu’elle soit le fantôme du passé ou l’appréhension de l’avenir; je sais que « la valeur des choses est dans le temps qu’elles durent, car l’intensité est une cruelle caresse lorsqu’elle devient un souvenir. »
Oh qu’elles sont belles ces toutes petites choses, qui passent souvent inaperçues, qui perdent leur prix dans la vitesse des journées remplies, voire dans la langueur de la creuse monotonie! Qu’elle est nourrissante, la chaleur de l’accolade d’une amie que je n’avais plus vue depuis si longtemps… la beauté de nos rires qui fusent spontanément en échangeant nos folles aventures, ou les larmes qui coulent brusquement en nous racontant nos déchirantes nouvelles!
Ou combien délicieuse la saveur du chocolat chaud que je déguste un après-midi de janvier ensoleillé, à la terrasse d’un café en plein Beyrouth, seule en compagnie de mon livre, parce que la solitude d’un tel après-midi est pour moi un régal, un luxe raffiné pour une femme qui joue à la trapéziste entre la maternité, la carrière et le self-care.
La vie trouve son sens a posteriori dans les larmes que je verse, ces larmes qui inondent le puits profond qui m’habite. Parce qu’une vie est faite aussi et surtout de chagrin et de douleur, de gens qu’on aime et qui tombent malades ou que l’on perd du jour au lendemain, d’amis qui partent refaire leur vie ailleurs, loin de ce pays qui les a vidés de leurs rêves et de leurs espoirs, et l’on sait que notre amitié en souffrira. Cette vie est souvent sadique, perverse avec son lot de tristesse et de séparation, de tragédie et de longues nuits d’insomnie. Longtemps, je lui ai permis d’avoir le dernier mot, de se délecter du pouvoir de m’écraser, de me pénétrer jusqu’au tréfonds de mon être et de me laisser un goût d’amertume dans la bouche, une sensation de désespoir dans les entrailles. Longtemps j’ai permis à mes pensées et à mes peurs, comme à la réalité extérieure, d’avoir emprise sur mes états d’âme, de voler sa joie de vivre à l’enfant curieuse et espiègle qui sautille toujours en moi, enfouie sous une couche épaisse d’expériences et de normes sociales et sociétales. Mais j’ai fini par apprendre que la liberté réside dans la force de rester debout, les pieds bien ancrés au sol, un calme royal à l’intérieur, alors que l’on est fouetté par des tempêtes extérieures et des vents violents dignes du blizzard du siècle aux Etats-Unis.
La victoire, c’est de pouvoir savourer ces petites choses dans la vie, d’y trouver un plaisir indicible, à l’heure même où l’existence s’acharne à me tester, à me défier, à repousser les limites de l’indécence pour voir jusqu’où j’arriverai à accuser les coups sans ciller, à garder le sourire et la sérénité intérieure quand même les arbres autour de moi pleurent de détresse, à me découvrir, à me construire, à tout reconstruire quand l’édifice autour de moi semble s’écrouler de tout son poids. La victoire, c’est de pouvoir survoler le monde d’ici-bas avec ses sociétés complexes et complexées, c’est de rester imperméable à l’enfer de Sartre que sont les autres, ces autres qui tentent de se débarrasser de leurs insécurités en essayant de les rabattre sur moi. C’est de trouver la paix pendant que la vie me fait la guerre, c’est d’avoir le courage de couper les ponts dans un sursaut de dignité, c’est de m’aimer suffisamment pour ne plus avoir besoin de rien, de personne, et d’aimer les autres parce que j’en ai tout simplement envie et parce qu’ils le méritent.
Mon bonheur est fait de toutes ces petites victoires, de toutes ces petites choses qui font toute une différence.
Photo: toile de Jessy Tabet, Mirage, acrylique sur toile, 90×90 cm