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Dans Ici Beyrouth par Fida Khalifé, le 26 avril 2022 à 18:00
Où puiser mon inspiration à Beyrouth en cette période où pullulent les affiches géantes des candidats aux législatives, dans les rues jonchées d’ordures et de bennes renversées, pleines de trous et de crevasses qui attendent le goudron préélectoral habituel?
Comment rester centrée et concentrée dans un Liban enlisé dans la pire crise économique de son histoire contemporaine, miné par la famine et la misère, bordé par une Méditerranée qui avale sans merci les « boat people » du désespoir? Où trouver ma muse dans cette atmosphère tendue, quand les actes de violence sont en hausse et que l’avenir semble tantôt tracé tantôt truffé d’incertitudes?
Comment ne pas être dégoûtée devant l’exubérance de l’argent électoral avant le scrutin, et son contraste flagrant avec les cris de souffrance de la population affamée, désespérée et ruinée par les restrictions bancaires? Devant le clientélisme à la libanaise qui atteint des summums inimaginables dans le compte à rebours fébrile jusqu’au 15 mai?
Il n’est pas surprenant pour les militants du changement de voir une partie non négligeable de la population sombrer dans une apathie révoltante. Ce n’est plus un choc de voir les mêmes masses continuer de suivre à l’aveuglette les mêmes partis politiques, au nom des mêmes crédos étroitement confessionnels. Quand il y a une pénurie de pain, quand le clash des convictions et des appartenances est tonitruant, quand la mémoire collective porte encore et toujours les souvenirs d’un passé fait de guerres, d’explosions et d’attentats, comment ouvrir les yeux d’un peuple traumatisé? Les idéaux brandis par les adeptes de l’espoir, de l’évolution et du progrès semblent trop beaux pour être vrais aux yeux d’une nation désabusée, d’un peuple usurpé, humilié. Leurs luttes intestines ont d’ailleurs joué un rôle primordial dans le désenchantement.
Beaucoup de jeunes Libanais sont totalement désintéressés par la politique locale. Dans un sentiment d’impuissance, ils ont abandonné la lutte. Dans leur profonde déception, leurs yeux sont désormais braqués sur l’émigration. Un visa pour l’étranger leur paraît plus attrayant que les promesses d’une révolution en herbe. Je les vois le soir en train de se déhancher dans les pubs de la ville, noyant leurs salaires dérisoires dans le mirage de l’alcool et l’évasion de la musique hard. Je les vois en train de courir le matin sur la corniche de Beyrouth, dans une mouvance de corps en sueur qui fuient la pollution de la politique et de la corruption. Ils dégagent un sentiment de détachement. Ils ont arrêté de regarder le bulletin du soir depuis belle lurette. Leurs regards reflètent un mélange de paix imposée à soi, sans doute dans un instinct de survie, et d’un je-m’en-fichisme fataliste, alternative probable au désespoir que leur rage de vivre rejette avec véhémence.
Ou peut-être est-ce tout simplement le déni conscient d’une réalité trop douloureuse, fatale pour leurs aspirations et leurs rêves. Quel autre choix ont-ils, eux qui vivent jusqu’à nouvel ordre au Liban, pour rester sains de corps et d’esprit, pour continuer à fonctionner normalement dans la vie quotidienne, pour pouvoir garder leur sourire et leur dignité?
Dans la mosaïque libanaise complexe, dans un pays qui a toujours été l’otage de son emplacement géopolitique et de la realpolitik, tiraillé par les intérêts des superpuissances mondiales et régionales, dans un pays où l’appartenance partisane et communautaire est toujours dominante, l’espoir d’un bond en avant est infime. La lueur au bout du tunnel peut sembler chimérique, à l’ombre de l’histoire nationale qui se répète en boucle depuis des siècles. Mais l’immobilisme est fatal. C’est la survie d’une nation entière qui est en jeu. La survie d’un peuple à la dérive, d’un peuple qu’on tue à petit feu, empoisonné au compte-goutte.
« N’est-il pas honteux que les fanatiques aient du zèle et que les sages n’en aient pas? » s’était demandé Voltaire. L’abstention ne mène nulle part. Elle est synonyme de désertion. D’abdication. C’est une option pour ceux qui comptent s’exiler pour de bon, sans un regard en arrière. Quant à ceux qui restent, bon gré mal gré, leur seule option est de continuer à ramer jusqu’au rivage, contre vents et marées. Face aux immenses vagues qui menacent d’engloutir la barque, miser sur le changement à petits pas, à long terme, pourrait être la planche de salut, quand on a beaucoup à espérer et plus rien à perdre en plein naufrage. Quand le statu quo est un arrêt de mort.
Photo: toile de Haibat Balaa, Future Leaders, 2018, mixed media collage, 70 x 100 cm. Courtoisie de l’artiste.