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Dans L’Orient-Le Jour/OLJ par Fida Khalifé Absi, le 13 octobre 2021 à 00h00
Nichée au fond de la montagne, une ancienne maison traditionnelle que l’âge a embellie, si belle avec ses voûtes en pierres, ses arcades majestueusement inclinées, sa coiffe en tuiles rouges. Quand la lumière matinale de septembre caresse ses pièces hautes, des ombres chinoises dansent follement sur le plafond.
Une plage quasi déserte en octobre, où les galets sont farouchement enlacés par les immenses vagues d’une mer au bleu turquoise. Quand le soleil darde ses rayons sur son écume blanche, elle scintille de mille feux.
Un quartier pavé en plein cœur de la ville, où la musique des cafés et des bars fait danser les femmes en minijupes et transpirer les moins jeunes dans la canicule d’un soir d’août. Quand la fumée bleue des cigarettes se mêle aux verres que l’on trinque, l’euphorie de l’instant balaie les soucis quotidiens inlassablement discutés entre amis.
Ce sont les « snapshots » en vrac d’un été libanais qui ne tire jamais à sa fin ; d’un mélange de couleurs et de lumières, de jardins où l’on se prélasse les après-midi à l’ombre des oliviers et des bougainvilliers, de plages où l’on bronze au soleil sur fond de rires et de taquineries. Les instantanés de vacances locales quand les voyages sont un luxe exorbitant pour de nombreuses familles dont les devises étrangères ont été confisquées ; les éphémères moments d’insouciance dans une nation où l’on est pris en otage mais à laquelle on ne peut s’empêcher d’être accro, une relation passionnelle, incompréhensible et toxique pour les étrangers, un syndrome de Stockholm dont on n’arrive pas à se défaire, bon gré mal gré.
Malgré les maux communs qui rongent la population, toutes appartenances confondues, elle parvient à garder son sourire, son authenticité, sa générosité. Un peuple qui ne courbe pas l’échine, que le malheur n’arrive pas à blaser. Dans une ruelle villageoise ornée d’eucalyptus, il y aura toujours des inconnus qui t’inviteront à partager leur déjeuner, aussi modeste leur table puisse-t-elle paraître. Sur les trottoirs où s’entassent les déchets, il y aura toujours des joueurs de trictrac qui te salueront aimablement lors de ton jogging matinal. Dans l’obscurité des cités éteintes, la solitude sera toujours étouffée par les accolades des voisins arrivés à l’improviste, le sourire aux lèvres, une bouteille de vin à la main. Dans la pollution de la ville au sens propre comme au figuré, il y aura toujours des volontaires prêts à aider discrètement des familles en difficulté, des bras incognito avides d’enlacer, de soulager, d’encourager. Empreintes indélébiles d’un patrimoine humain qu’un passé fait de guerres et de misère n’a pu effacer, de cette force inouïe de penser que le meilleur reste à venir. De cette foi inébranlable dans un lendemain qui tarde à survenir…
Mais si seulement il suffisait de croire… S’il suffisait d’aimer, d’aider, d’espérer… De jouir du droit à l’air, au soleil, à la beauté époustouflante de la montagne et des crépuscules flamboyants qui font rêver. S’il suffisait de danser à la lumière des bougies quand le courant est coupé, s’il suffisait de respirer quand l’oxygène est en pénurie, et de se nourrir d’amour et d’eau fraîche quand le lait et les médicaments sont denrées rares. S’il suffisait d’oublier le train à la vitesse vertigineuse qui nous entraîne dans une descente aux enfers.
S’il suffisait de se résigner pour mieux vivre. Encore faudrait-il rester vivant quand on saigne…
Photo: Amchit (Le Cap), aquarelle de Zafer Sleiman