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Dans L’Orient-Le Jour/OLJ par Fida Khalifé Absi, le 23 janvier 2021 à 00h00
Tu as le droit de te sentir mal en point. Malade. Abattu. Déprimé.
Tu as le droit de te réveiller le matin sans vouloir sortir de ton lit et te dissimuler sous la couverture en laine, en prétextant le froid de canard qui sévit dehors et qui descend tout le long de ton échine. Ce maudit froid qui te fait trembler le soir, t’impose des cauchemars interminables, te réveille en pleine nuit, en pleine asphyxie, en pleine obscurité.
Ce froid que tu accuses de tous les maux. De tous les mots.
Parce que tu ne parviens plus à prononcer les termes Covid, Corona, crise financière, pénurie de dollars, manque d’oxygène, de médicaments et de lait, absence de gouvernement, misère et famine, explosion du port, désir de partir, d’émigrer loin, très loin, quelque part que tu n’oses même pas imaginer…
Parce que tu n’oses pas regarder la peur dans les yeux, ni lui émettre un acte d’accusation, ni lui assener un coup de poing dans la mâchoire, un coup de pied dans les entrailles pour qu’elle s’affaisse enfin sur le sol gelé et qu’elle trouve la porte de sortie, à genoux, vaincue.
Parce que tu n’as plus la force de rester fort, face à la pandémie, face à la morbidité, à la déprime générale, dans un pays où l’avenir porte déjà les couleurs lugubres du deuil et de l’effondrement socio-politico-économique, dans ta solitude, loin de ta famille, de tes amis, de tes collègues.
Parce que tu ne veux plus faire preuve de résilience, de résignation, d’espérance. Tu ne veux plus travailler du matin jusqu’au soir pour que le jour où tu manqueras d’oxygène, tu ne puisses ni avoir droit à un lit d’hôpital, ni retirer ton argent à la banque pour payer ton traitement, ni trouver du paracétamol à la pharmacie. Parce que tu ne veux plus être le seul adulte dans cette relation d’amour avec ton pays. Un amour à sens unique, semble-t-il, où l’autre te donne toutes les raisons de partir, et n’essaie même pas de te retenir le jour où tu plies bagage.
A quoi bon, tu te dis. A quoi bon tout ce combat ? Tous ces sacrifices, tous ces efforts, toutes ces émotions ? Pour crever en martyr dans ta patrie, alors qu’en réalité ce n’était que du pur suicide ?
Oui tu as le droit à toutes ces pensées révoltées, à tous ces sentiments de détresse. A passer toute la journée, recroquevillé dans ton lit, recherchant un semblant de chaleur au milieu de ce froid glacial qui t’entoure tous azimuts.
Mais demain viendra. Et ce demain a le droit au bénéfice du doute, à une chance. A une énième, une ultime chance. Parce que tu es aussi un être humain et que ton cœur bat chaque jour au tempo de l’espoir. Sinon, tu n’existerais pas. Sinon, tu ne survivrais pas. Surtout ici, à Beyrouth, au Liban. Parce que quoi qu’il arrive, quoi que tu fasses, tu portes en toi la mémoire collective des combattants, de tes ancêtres qui ont lutté des siècles durant sur cette terre au prix du sang, sur cette terre de lait, de miel et d’encens.
Demain viendra et la vie ne s’arrêtera pas. Cette vie tu la portes en toi, elle bat en toi, au rythme de ton cœur, de ton âme, de ton esprit. Elle danse en toi, dans ton corps qui devra sortir du lit et reprendre son combat, malgré la maladie, malgré le chagrin, malgré le désespoir. Cette vie mérite ton courage et ta foi, la foi de croire au soleil quand le brouillard gris et lourd s’abat sur ton existence, la foi de croire aux miracles quand l’enfer enfonce ses griffes dans ta destinée. Après tout, « la vie est une vallée de larmes mais c’est aussi une vallée de roses». F.K.
Photo: toile de Tom Young