Getting your Trinity Audio player ready...
|
Dans Ici Beyrouth par Fida Khalifé, le 1 novembre 2022 à 13:30
L’alarme sonne à 4h30 du matin. Il ouvre les yeux péniblement. Par la fenêtre, le ciel est encore noir. Bleu nuit. Encore quelques minutes au lit, le temps que son cerveau ordonne à son corps de quitter la chaleur des draps: « 5 – 4 – 3 – 2 – 1: GO! » La règle des 5 secondes de Mel Robbins fait son effet. Allez hop, il se retrouve dans la salle de bains sous une douche froide. Sa barbe rasée à la hâte est toujours piquante. Tant pis. Ses cheveux noirs sont encore mouillés quand il enfile son short de sport et ses chaussures de course. Un café américain et une datte plus tard, il sort de son immeuble plongé dans l’obscurité totale. Même pas un chat ne rôde dans les parages. Le vrombissement de sa moto, qui part en flèche dans la rue déserte, déchire le silence de l’aurore.
Beyrouth dort encore à cette heure matinale. Un dimanche de surcroît. Il en profite pour accélérer. Sa moto fait quelques bonds en l’air. Sous son casque gris, il sourit comme un adolescent. Il sent l’adrénaline circuler dans son sang. Le soleil ne s’est pas encore levé et la nuit qui traîne le fait repenser au monde noir dans lequel vit Jad, qu’il accompagne dans ses entraînements. Jad qui est non voyant et aux côtés de qui il court en préparation du semi-marathon de novembre, et auquel il est attaché par une petite corde pour guider ses pas. Jad qui a pulvérisé les limites de ses yeux obscurs en se lançant ce défi.
Lui avait déjà couru le marathon complet à quatre reprises, à Beyrouth, Paris, Berlin et New York. Mais cette année, une ONG libanaise était entrée en contact avec lui pour guider Jad dans ses runs menant au jour J du marathon. Cette année, tout était différent, alors il avait accepté de faire les choses différemment. De toute façon, tout avait changé dans sa vie au cours de cette année. Lui en premier.
La longue course de ce dimanche vient de démarrer depuis la Zaitunay Bay au centre-ville de la capitale. Une foule de coureuses et coureurs, venus de différentes régions libanaises, s’élance en chœur vers la corniche. Jad sourit en avançant lentement. Tous les deux courent en silence, en écoutant la danse des vagues et les cris des mouettes qui s’envolent au-dessus de leur tête.
Le bonheur de l’instant le prend au dépourvu. Il ne s’était jamais attendu à être aussi heureux en contribuant à cette aventure, en voyant le large sourire de Jad quand il finit une course ou son éclat de rire quand il bat son propre record. Il n’avait jamais réalisé auparavant à quel point le bonheur de donner égalait, et souvent surpassait celui de recevoir. De plus, avec le temps, les deux étaient devenus de bons amis. Jad lui raconte souvent, autour d’un café post-run, les difficultés auxquelles il fait face pour finir son doctorat en économie ou les péripéties de sa vie amoureuse. Lui par contre est de nature discrète et taciturne. Depuis son plus jeune âge, il trouve une énorme difficulté à pouvoir s’épancher et à parler de ses propres soucis. Toutefois, la franchise et le sens de l’humour de son nouvel ami ont eu raison de ses réserves et l’ont encouragé à se confier à son tour. Il est désormais moins réticent à lui parler du cancer de son père, de sa compagnie qui se heurte aux obstacles du marché libanais et aux fluctuations de la bourse internationale, ou de la femme qui lui a brisé le cœur.
Les rayons du soleil levant reflètent les couleurs de l’arc-en-ciel sur la grande roue de Beyrouth qui surplombe la Méditerranée depuis 1968. Les pêcheurs prennent position sur les rochers glissants, parsemés d’algues. Les sourires des coureurs se muent en froncement de sourcils quand l’effort va crescendo et que le groupe accélère la cadence. Chacun surveille son propre rythme, la tête pleine de pensées et de rêves, l’esprit concentré sur la ligne d’arrivée, sur les limites du corps à défier, et les records personnels à battre. Selon Emil Zátopek, légende de la course à pied, « un athlète ne peut pas courir avec de l’argent dans ses poches. Il doit courir avec de l’espoir dans son cœur et des rêves plein la tête.«
Dans un pays qui n’a plus rien à perdre, Jad et lui donnent libre cours à leurs jambes, la sueur coulant de leurs tempes, le long de leur échine, emportant dans son sillage les tourments de leurs cœurs et les peurs du lendemain, comme des larmes salées qui soulagent le corps et l’âme, une fois déchaînées.
Note de l’auteure: Les personnages et les faits relatés dans ce texte sont fictifs, quoiqu’inspirés de la réalité.
Photo: toile de Bélinda Ibrahim, Ma nostalgie beyrouthine, acrylique, 40 x 60 cm