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Dans L’Orient-Le Jour/OLJ par Fida Khalifé, le 07 octobre 2020 à 00h00
Je suis la fille de la guerre, de cette génération qui maîtrise depuis sa plus tendre enfance l’art de museler la peur, de la regarder droit dans les yeux, sans ciller, les lèvres dessinant un rictus moqueur, puis de tourner les talons, la tête droite, pour aller danser dans les clubs huppés de la capitale. De cette génération qui s’empressait de retenir par cœur le chapitre sur les accords de Bretton Woods avant de pouvoir entamer l’énième partie de cartes à la lueur des bougies dans les abris souterrains, ignorant prestement – dans un jeu psychique digne de Sigmund Freud ou plutôt d’Alfred Hitchcock – le bruit assourdissant des bombes qui pleuvaient dehors à la pelle. De cette génération qui a appris précocement, douloureusement, comment déjouer les méandres de l’angoisse quand elle découvrait, au lever du jour, les ravages des obus et des explosions qui avaient défoncé les lits abandonnés la veille à la hâte ou, pire, fauché des amis ou des voisins.
Je suis la fille de la Méditerranée que je rejoignais à vélo les jours d’été, avec toute la bande de copains, dans une petite robe fleurie, les cheveux au vent, le soleil creusant les fossettes. Nous prenions plaisir à pourchasser les méduses en pleine mer, debout en équilibristes sur nos planches à rame appelées « haskeh » ou à dévorer les oursins sur le rivage en contemplant l’explosion de couleurs qui enflammait l’horizon fauve au crépuscule.
Je suis la fille adoptive de Beyrouth. Je ne sais pas qui a adopté qui au juste. Ce n’était pas le coup de foudre à vrai dire. J’avais grandi au nord de la capitale, dans le village de Amchit, où les palmiers enlaçaient l’azur infini, où les routes bordées de bougainvilliers serpentaient entre les demeures séculaires aux arcades majestueuses et aux tuiles rougeâtres. Pour moi, les plages de galet et les landes infinies étaient synonymes de liberté.
Beyrouth m’avait donc semblé suffocant avec ses venelles grisâtres, ses nouveaux gratte-ciel qui jetaient de l’ombre sur les quelques rares maisons « à caractère traditionnel » encore épargnées par la jungle urbaine, son air pollué et sa cacophonie tonitruante. Mais l’amour est complice du temps, paraît-il. Ce Beyrouth farouche, libertin, cosmopolite, s’est lentement, insidieusement, imprégné en moi, telle une seconde peau. Ce Beyrouth aux paradoxes incompréhensibles, aux identités multiples, m’a convoitée en douceur, sans empressement, pour me prendre farouchement. Et voilà que je me réveillais un jour devenue son territoire, moi la fille du soleil et des algues.
Ce Beyrouth, je l’ai vu brûler sous mes yeux le 4 août dernier. Il fondait dans les flammes de l’incompréhension meurtrière, des identités meurtrières d’Amin Maalouf, pulvérisé en l’espace de quelques secondes. Les quartiers que je dévalais chaque jour, en faisant mon jogging du soir, longeant les cafés-trottoirs bondés qui grouillaient à la « happy hour » où les effluves des narguilés se mariaient à l’air marin, à quelques mètres du port, où les discussions s’enflammaient une octave plus haut que la musique, ces quartiers que j’avais apprivoisés et tant aimés, que j’avais désormais sous la peau, étaient rasés en quelques secondes. À plat. À terre. Dans une explosion de sang et de gravats. Enterrés sous des tonnes de verre et de décombres, les façades criblées, les portes défoncées. Le cœur poignardé. L’âme béante.
Je suis la fille de la guerre. Mais pas de cette guerre-là. Elle est tout autre, celle-là. Devant elle, je ne maîtrise plus l’art de museler la peur, ni le talent de jongler avec les subtilités du déni, ce jeu psychique frisant la schizophrénie qui a longtemps été l’arme autodéfensive du peuple libanais. Cette guerre-là a réussi à terrasser ma ville adoptive en un clin d’œil. Dans une implosion de négligence, de nonchalance et d’impunité à outrance. Elle a violé un peuple déjà agonisant économiquement, financièrement et politiquement, un peuple dont le regard hagard se promène désespérément sur les vestiges d’une espérance fictive, à laquelle il s’était accroché des années durant pour ne pas prendre les boat people.
Cette guerre-là a tué en moi la fille de la guerre, moi qui devais mourir en ce 4 août 2020. La femme de la lutte a survécu.