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Dans L’Orient-Le Jour/OLJ par Fida Khalifé Absi, le 27 août 2021 à 00h00
Puisque tu pars. Ailleurs. Loin de ce pays. Loin de l’enfer quotidien. De l’humiliation. Emmène-moi avec toi. Enfouis-moi au fond de ta valise, recroquevillée comme une enfant apeurée dans l’obscurité. Cache-moi de la réalité intolérable dans ton bagage étroit. Je voudrais me réveiller dans un monde nouveau, vivre ma vie de femme, pas de survivante, profiter de mes droits, célébrer mon humanité. Je voudrais respirer la liberté, la dignité, la fierté. Je voudrais marcher dans la rue la tête haute, le sourire aux lèvres, les cheveux dans le vent. Le vent de l’espoir. De l’avenir. Emmène-moi loin des scènes quotidiennes de tiers-mondisme, de misère, de mort. De suicide collectif.
Toi mon compatriote qui as perdu espoir, toi qui offres ton talent, ton énergie et ton ambition à des États qui les méritent, qui te méritent, qui t’apprécieront, te protègeront, t’adopteront ; toi qui pars le cœur lourd, les larmes aux yeux, là où l’horizon sera ta maison, sache que ta patrie ne te reniera pas. Sache que grâce à toi, aux Libanaises et aux Libanais de l’étranger, le pays renaîtra de ses cendres, comme au lendemain de la double explosion du 4 août 2020, quand la générosité et les efforts sans précédent de la diaspora libanaise ont permis d’aider un nombre considérable de familles brisées et de reconstruire d’innombrables maisons et entreprises à Beyrouth. Vous êtes tous les soldats de l’ombre qui combattent sans merci les forces maléfiques qui assistent sans broncher à la chute du Liban. Oui, d’aucuns ont décidé d’abandonner notre pays, soit par intérêt, soit par impuissance. Et tant mieux ! Parce qu’il est grand temps que nous arrêtions cette dépendance ancestrale des autres, ce désir œdipien de maternage, cette quête mendiante de mandats étrangers.
Et si tu pars sans nous tous qui restons par choix ou par fatalité, otages de la corruption, de l’usurpation, du viol, un jour viendra où nous te suivrons. Ou pas. Parce que nous ne pouvons pas tous partir. Parce que comme dans toutes les épopées, il y a des combattants qui doivent résister. Pour la terre, au prix du sang. Parce que sans nous qui restons, l’avenir restera sans histoire, sans passé, et l’avenir n’aura pas lieu. Le Liban n’aura pas lieu. Et si nous nous trouvons forcés de focaliser notre attention et notre énergie sur des crises préfabriquées et des soucis pitoyables, qui auraient dû être des droits acquis, comme l’essence, l’électricité et l’eau, nous nous enlisons dans le cercle vicieux du désespoir, de l’inaction, de la léthargie. Nous perdons de vue la grande vision. À force de pleurer les détails, nous faisons le deuil de l’ensemble. Nous condamnons le changement à mort. Nous oublions que l’engrenage de la transformation a démarré. Nous oublions qu’un jour d’été, quand le soleil est chaud et que la brise souffle sur les champs, les graines de la colère vont semer.
Rien n’est définitif, sauf le changement. Il ne s’agit pas de positivité toxique ni d’espoir fictif. L’histoire des nations est faite de cycles. De défaites et de gloires. Mais l’histoire est surtout faite d’action, non de lamentation. Sur les champs de bataille comme dans les urnes.
Toi qui pars aujourd’hui ou demain, vous qui êtes partis hier ou avant-hier, parce que vous avez tout donné à la patrie et cela n’a pas suffi, vous qui déployez vos ailes au-delà de la Méditerranée, gardez l’œil sur vos racines. Sans vous, sans nous, le Liban sera sans racines, sans ailes. C’est ensemble, les manches relevées, les coudes serrés, que le changement, que l’espoir, que la justice seront imposés. F.K.
Photo: Les Émigrés, toile de Zafer Sleiman