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Dans Ici Beyrouth par Fida Khalifé, le 29 juin 2022 à 18:00
« Peut-être les lucioles ne vivent-elles que le temps de briller un instant d’un vif éclat, comme nous tous d’ailleurs. » Gabrielle Roy
Elle gisait inerte sur les draps blancs, les yeux clos, de rares cheveux argentés couvrant son front glacé. Je me suis approchée de son corps immobile, si frêle qu’il paraissait minuscule au milieu du lit. J’ai pris sa main dans la mienne. Je me suis agenouillée à son chevet et j’ai embrassé ses doigts un par un. Quand la première larme a coulé sur ma joue, les sanglots m’ont pris en sursaut. Une avalanche de pleurs bruyants s’est abattue sur la pièce où des femmes en noir murmuraient des prières en chœur.
Son départ n’était pas inattendu. Je m’y étais préparée des semaines à l’avance quand j’avais commencé à assister, impuissante, à l’emprise par la vieillesse ennemie de son état physique et mental. Elle partait petit à petit, jour après jour, dans le silence tonitruant qui précède la mort. La mort. Un mot tabou qui fait peur, qui fait trembler les plus puissants.
Je m’attendais à son départ, mais on n’est jamais prêt à perdre un être cher, un être qui a marqué notre vie, partagé nos moments quotidiens, nos repas, nos veillées. On n’est jamais prêt à renoncer à cette illusion d’immortalité à laquelle on s’accroche pour mieux vivre. Et pourtant, faire face à la mort, la regarder droit dans les yeux, l’accepter telle quelle, comme la fin de l’expérience humaine d’un esprit éternel, ne serait-ce pas un acte libérateur? Quand je l’ai vue repartir vers le Créateur, rendre l’âme à cet univers mystérieux et infini, j’ai réalisé la solitude de ce départ. C’est un voyage que tout être fait seul, aussi nombreux puissent être ceux qui l’entourent.
Les jours puis les semaines ont passé. Alors que l’intensité des émotions s’essoufflait, ma quête existentielle s’approfondissait. Une multitude de questions spirituelles reliaient mes aurores rosâtres à mes nuits bleuâtres. Une en particulier était récurrente: quelle est la dernière pensée sur le lit de mort? Au moment où le corps humain s’éteint, quels regrets, quels remords, quels beaux souvenirs surgissent? Que retient-on de toute une vie, de cette vie qui défile en un éclair, qui peut s’achever à tout instant, en un clin d’œil? Au crépuscule d’une existence, connaît-on enfin l’identité de ce « moi » intriguant? Peut-on enfin répondre à la question « Qui suis-je? » qui hante l’intimité de chaque être, consciemment ou pas? Ressent-on en soi ce qu’on a fait ressentir aux autres, la peine qu’on a pu leur infliger ou le bonheur qu’on a pu leur procurer?
Mon exploration existentielle ne tire pas à sa fin, du moins pas sitôt, mais je pense qu’on vient sur terre pour la mener. Pour apprendre, pour découvrir, pour transcender le corps et les pensées, pour sonder le pouvoir du moment présent. C’est un apprentissage qui passe parfois par la souffrance, mais au bout duquel se profile un ciel azur quand on se libère de l’égo et qu’on a le courage d’être soi dans toute sa nudité d’âme. Quand on ose être assez curieux pour aller vers les autres, leur tendre la main, leur accorder le bénéfice du doute, croire en leur bonne foi et voir ce qui va se passer. Quand on ose être léger, rire devant l’absurdité de cette vie, danser quand le cœur pleure, croire au soleil même quand l’œil ne le voit pas, car on sait déjà qu’il se cache quelque part derrière les nuages. Quand on sait dire « je t’aime » sans rien attendre en retour, tant qu’on est toujours vivants. Quand on écoute ses propres désirs, quand on trace ses propres frontières, quand on défend l’enfant en soi, au risque d’écorcher l’ego d’aucuns. Quand on se détache de toute attente, qu’on se libère de tout attachement et qu’on brise les chaînes de ses propres limites. Quand on poursuit ses rêves les plus inimaginables et qu’on franchit les défis les plus insurmontables. Quand on sait repérer la petite luciole qui brille dans la nuit obscure, et qu’on suit sa lumière pour trouver la voie.
Dédié à la mémoire de ma tante Alice, partie au Pays des Merveilles.
Photo: toile de Paula Chahine, L’été indien, 120 x 120 cm